/  01 avril 2020

La monnaie à l’ère de la dématérialisation – II

S’il a fallu deux millénaires pour que la monnaie sonnante et trébuchante devienne immatérielle (fiduciaire et scripturale), quelques décennies à peine ont suffi pour assister à sa dématérialisation accélérée induite, d’une part, par l’électronisation (going electronic) associée aux nouvelles technologies et, d’autre part, par les nouvelles habitudes de vie et les préférences des consommateurs qui redéfinissent littéralement la conception et l’utilisation de l’argent.

 

Des modes de paiement non pécuniaires ont d’abord pris la forme de cartes de crédit, la première étant celle émise par Diners Club dans les années 1950, suivie quelques années plus tard par American Express et, dans les années 1960, par Visa et MasterCard. Quant aux premières cartes de débit, elles sont apparues vers les années 1970.

 

Les paiements effectués à l’aide de ces instruments « traditionnels » dotés d’une puce ou d’une bande magnétique destinée à être « lue » au contact physique d’un lecteur intégré à un terminal sont en voie d’être supplantés par les paiements sans contact, et ce, à une vitesse vertigineuse.

 

Aux États-Unis, par exemple, il a fallu 28 ans pour dénombrer 100 millions de comptes de cartes de crédit à bande magnétique, mais seulement 12 pour atteindre le même nombre de cartes de débit et uniquement sept pour un nombre identique de comptes PayPal. Des experts sont d’avis que cinq ans seront nécessaires pour compter 100 millions de cartes de crédit ou de débit sans contact.

 

Depuis le début des années 2000, la progression fulgurante des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) et leurs impacts sur la transmission des données accélèrent l’émergence de nouveaux modes de paiement ou de virement dématérialisés qui sont des dispositifs d’accès à des fonds, mais pas de la monnaie numérique (ou argent électronique).

 

Cette monnaie est une valeur monétaire qui n’est pas libellée dans une monnaie nationale et qui possède donc sa propre unité de compte. Stockée sur un support électronique ou magnétique (ex. : un ordinateur, un téléphone cellulaire) ou dans le nuage (cloud), elle circule grâce à deux instruments de paiement :

 

  • le porte-monnaie électronique, c’est-à-dire une « carte à montant prépayé, non personnalisée, émise par une banque ou une société, qui permet à son détenteur de régler, en argent électronique, le paiement de produits et services, et ceci de façon anonyme, sans autorisation ou signature, comme avec de l’argent comptant » (Le grand dictionnaire terminologique);

 

  • le porte-monnaie virtuel, soit « un système de paiement sécurisé qui, par l’intermédiaire d’un logiciel installé directement chez le consommateur, permet de stocker de la monnaie virtuelle sur le disque dur, laquelle servira pour le règlement en ligne des achats de faible montant » (idem).

 

Bien que la première tentative de créer de la monnaie virtuelle à l’aide d’algorithmes date de la fin des années 1980, c’est à compter du début des années 2010 que l’intérêt pour la cryptomonnaie s’est généralisé. La plus connue, le Bitcoin, a été lancé en 2009 et a suscité un tel engouement que cinq (5) ans plus tard, on en dénombrait plus de 500 autres (ex. : le litecoin, le ripple, le dogecoin, l’ethereum, le peercoin, le darkcoin, etc.).

 

Le réseau social Facebook n’entendait pas être de reste avec son projet Libra qu’il comptait lancer en 2020, mais un comité du Congrès américain semble avoir sonné le glas du rêve de Mark Zuckerberg en octobre 2019. Quelques mois auparavant, les ministres des Finances des pays du G7 et leurs régulateurs financiers avaient exprimé eux aussi leurs craintes et leur méfiance, et opposé un refus catégorique, notamment au nom de la souveraineté monétaire des États.

 

La Securities and Exchange Commission (SEC) des États-Unis a également pris les grands moyens pour mettre un terme à l’ambition du réseau social russe Telegram de lancer sa monnaie virtuelle sur le sol américain.

 

Indéniablement, les monnaies numériques et les technologies qui les portent génèrent des gains d’efficacité pour les personnes et les organisations qui les utilisent. Indiscutablement, elles comportent aussi des risques qu’il ne faut surtout pas sous-estimer :

  • elles n’ont qu’une valeur spéculative et leur très grande volatilité affecte leur fiabilité comme réserve de valeur; c’est la raison pour laquelle elles ne servent pas d’unité de compte;
  • elles ne sont pas protégées par des régimes d’assurance-dépôts fédéraux ou provinciaux;
  • l’absence de réglementation a pour corollaire une protection lacunaire, voire inexistante de leurs utilisateurs;
  • l’absence de tiers dignes de confiance pour authentifier et valider les transactions expose leurs utilisateurs à la fraude, au vol ou au piratage informatique;
  • elles ne donnent accès à aucun processus de traitement des plaintes;
  • les trouver et les échanger facilement peut s’avérer d’autant plus ardu qu’il n’y a aucune obligation de les accepter comme paiement ni de les échanger contre de la monnaie « traditionnelle » (ex. : le dollar canadien);
  • les achats et les transactions effectués avec la monnaie numérique ne sont pas réversibles, c’est-à-dire qu’il est impossible pour leurs utilisateurs de renverser les frais en cas de non-réception d’un bien, de récupérer leur argent sans l’approbation du vendeur, ni d’arrêter le paiement;
  • toutes les transactions sont enregistrées dans une base de données à code source libre (chaîne de blocs ou block chain) contenant des renseignements sur les montants des transactions, les adresses des portefeuilles ou les clés publiques des expéditeurs et des destinataires, et que tous les utilisateurs peuvent consulter;
  • la défaillance d’une cryptomonnaie est susceptible de provoquer une perte de confiance envers les autres émetteurs et, par le fait même, envers le système de paiement; le cas échéant, l’État et les contribuables seraient contraints d’assumer les pertes causées par l’émetteur d’une monnaie privée;
  • elles peuvent être utilisées pour financer des activités illégales (ex. : le blanchiment d’argent, le financement d’activités terroristes ou d’autres activités criminelles).

 

Il est important de noter qu’à l’instar de la Banque du Canada qui considère les devises virtuelles comme des produits de placement et non de l’argent, l’Agence du revenu du Canada (ARC) estime qu’elles constituent une marchandise susceptible d’être achetée ou vendue et que tout profit réalisé avec de la cryptomonnaie doit être déclaré en tant que gain en capital.

 

Au Canada, les transactions effectuées avec de l’argent liquide ont diminué de moitié au cours de la dernière décennie. Selon des données de Paiements Canada (anciennement l’Association canadienne des paiements), les transactions en espèces représentaient 31 % en 2016 comparativement à 42 % 2011. Durant la même période, les transactions par carte de débit sont passées de 20 % à 26 %, et celles par carte de crédit de 17 % à 23 %. Quant aux transactions par cartes bancaires, elles comptaient en 2017 pour 64 % du volume des paiements effectués aux points de vente, en personne ou en ligne.

 

Les statistiques confirment donc une diminution des transactions en argent comptant au profit du paiement électronique, une tendance lourde et irréversible qui pourrait signifier éventuellement la fin des billets de banque et des pièces de monnaie.

 

Toutefois, la dématérialisation intégrale de la monnaie suscite un vif débat entre, d’un côté, ses partisans qui considèrent qu’elle constitue un moyen efficace de lutter contre les activités illégales, et, de l’autre, ses opposants pour qui elle permet un profilage des utilisateurs, dont plusieurs redoutent l’exploitation par les acteurs du secteur privé.

 

La disparition de l’argent liquide, tout comme celle du chèque d’ailleurs, est annoncée depuis plusieurs décennies, mais elle ne s’est toujours pas matérialisée. Son utilisation a beau régresser, il n’est pas impossible qu’une monnaie virtuelle officielle soit créée avant sa disparition définitive.

 

En effet, une monnaie numérique publique, qui serait émise par les banques centrales et qui garantirait une protection pour les consommateurs (sécurité totale, célérité, simplicité et gratuité des transactions), est une idée formulée par l’ancienne directrice générale du Fonds monétaire international (FMI). À ses yeux, les cryptomonnaies des banques centrales bénéficieraient de l’encadrement réglementaire et de la reconnaissance de leur fiabilité.

 

La perspective d’une guerre entre les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et les États sur le terrain de la monnaie n’est sans doute pas étrangère à la décision de la France de créer un groupe de travail du G7 dédié aux projets de monnaies virtuelles. En effet, si l’une d’entre elles parvenait à se doter d’une valeur d’échange, c’est-à-dire à servir de moyen de paiement à un grand nombre d’utilisateurs à l’échelle planétaire, l’économie mondiale pourrait être sérieusement perturbée.

 

La lutte engagée entre Big State et Big Tech s’annonce fort palpitante.